La Tribune inédite de Benoît Decron du Musée Soulages
A l’occasion des Grands Prix Artistes Occitanie, nous avions parmi nos lauréats Thomas de Vuillefroy, qui vit et travaille à Espalion et pour lequel Benoit Decron, conservateur du Musée Soulages a écrit plusieurs textes.
Nous avions donc proposé à Benoit Decron de venir remettre le prix Vox Populi dans la catégorie Transmission à l’artiste lors de la cérémonie de remise des prix début novembre. A cette occasion, Benoit Decron nous avait fait parvenir ses réflexions sur l’ancrage territorial des artistes, appuyé sur le cas de Pierre Soulages. C’est ce texte, inédit, que nous vous proposons à la réflexion, car il rejoint les préoccupations que nous avons toujours eues chez Artistes Occitanie.
Ancrage territorial des artistes. Que peut on dire pour Soulages? Son lien, son attachement à la région, la façon dont son œuvre en découle?
Par Benoît Decron
Les artistes sont bien entendu liés au territoire qui les porte directement ou non : la notion d’école régionale était familière à l’art roman; les écoles régionales se maintenaient à l’Italie de la Renaissance (Florence, Venise, Bologne, Sienne…); elles étaient toujours présentes aux XIXe et XXe siècles : Barbizon, Courbet et la Franche-Comté, Bloomsbury, Dresde, Barcelone (Dau Al Set), Münich, New-York, Paris (on peut s’interroger bien entendu sur ce dernier fantasme).
Fin vingtième et au vingt-et-unième siècle, ça n’a plus cours. Au-delà du phénomène mondialiste – l’argent qui intoxique tout, comme l’appelle Jean Dubuffet, « la toxine, la communication souveraine » – Dubuffet prônait le paysage du mental, sa philosophie de la subversion débordant le strict cadre des mouvements artistiques (donc de lieux de naissance). Selon ses mots, la liberté remplaçait l’enculturation, la sujétion aveugle au dogme de la culture.
Les artistes mettent le nez à la fenêtre et c’est tant mieux.
Je ne crois pas que le caractère local en tant que souche élective soit prépondérant, déterminant. Il faut se souvenir que René Durand le Ruthénois, peintre, collagiste, diariste et écrivain – un vrai anar de l’Aveyron et d’ailleurs – célébré de nos jours à Rodez au musée Denys-Puech par une exposition: il croyait dur comme fer à une école occitane de peinture, une école née dans les méandres d’un mouvement non figuratif, actif en Province sans Paris. Ben Vauthier, également une belle personne parlant Oc, soutenait cette idée et ce mouvement. Il reste encore à faire et à écrire sur cette école occitane, tant il est vrai que s’y entrecroisent peinture et poésie.
Revenons à Pierre Soulages: il disait être né dans la peinture et à Rodez dans l’Aveyron. Soulages était fermement autonome, préférant être seul que mal accompagné. Rodez, c’était sa mère et sa sœur, dans la rue Combarel, celle des artisans. C’était la cathédrale, c’était les avens, plus loin les Causses, dans le vallon somptueux accueillant l’abbatiale de Conques.
Plus tard, il préférera pour ses vitraux Conques (de 1986 à 1994) à Reims, Nevers, Tronoën, Sylvanès. Les critiques d’art comme Michel Ragon, les inspecteurs des Beaux-arts comme René Goutal, soulignaient son attachement à l’Aveyron qu’ils retrouvaient dans sa peinture.
Quand Ragon parlait des peintures sur papier, en particulier des brous de noix, il relevait la qualité d’aridité, la simplicité, la rigueur: les cailloux, les disjecta membra, branches mortes et arbres, végétation des causses, la vieille ferraille…
Le tropisme aveyronnais liant l’homme à la nature. En 1986, parlant de Rodez sous la neige, le peintre indiquait que le son étouffé de la cloche de la cathédrale, lui rappelait celui du temple Shinto au Japon, celle-la même des officiants, au battant de bois.
Soulages né dans la peinture, c’est l’inextinguible envie d’apprendre et de progresser, tracer sa route dans une forme de concret (le réel de l’objet peint si on préfère); c’est une peinture qu’il ne voudra jamais qu’elle soit qualifiée d’abstraite et ou ressortant de l’École de Paris ….
Avec Soulages, se soustrayant aussi vite que possible de l’enseignement académique, à Paris puis à Montpellier, c’est l’artiste qui se fait avec un regard sur son environnement, sur les autres, mais surtout avec une sacrée part d’indépendance. On dirait autodidacte, même si le mot, à la mode, part dans tous les sens.
Il appréciait particulièrement que son ami Ragon écrive sur tout : littérature prolétarienne, peinture, architecture, art brut, caricature, anarchie, sa Vendée, sa mère… Comme lui Soulages se voyait un peu comme « un étranger de l’intérieur ».
Le musée Soulages à Rodez enfin est l’incarnation de Soulages : je ne vois rien à ajouter si ce n’est que contrairement à Chagall, Matisse, Picasso, Léger, il a été là, à nos côtés, architectes et équipe scientifique, pro-actif, partage d’expérience et propositions. Maintenant qu’il est parti – deux ans déjà !- il est l’ange des Ailes du désir, Bruno Ganz, assis perché à l’angle surplombant de la bibliothèque de Berlin : une œuvre un tout et un témoin bienveillant.
Le rôle de la Région Occitanie et de l’État est primordial et vraiment encourageant pour les artistes qui travaillent dans la Région : aide pour les ateliers, publications, médiation, expositions, résidences, formations etc. Matériel fonctionnel, lieux, ça aide les créateurs. On sait qu’il est toujours plus facile de ne rien faire… C’était une nécessaire adaptation et l’événement de ce jour l’honore largement. C’est dur d’être créateur, ça l’a toujours été. Avec ces félicitations je pense aux associations comme la vôtre qui prennent en main des projets, encouragent les artistes – aussi solitaires soient-ils – et qui rassemblent.
Saint-Augustin comme variable d’ajustement : « Il vaut mieux se perdre dans sa passion que de perdre sa passion« .
Benoît Decron
La programmation et les expositions temporaires au Musée Soulages
La programmation est vue et choisie par le conservateur/directeur. Il me faut toujours deux à trois ans pour m’assurer d’un choix, Autant que je peux je visite les ateliers et rencontre les créateurs, je m’efforce de répondre. Pour autant, j’ai mes goûts et mes pistes de recherche. Pour moi une exposition réussie concilie son originalité, son intérêt pour les publics, son exclusivité, et bien entendu mon propre mouvement affectif. Je ne fais pas une exposition si je n’ai pas plaisir à la faire visiter. Je déplore que le milieu des spécialistes, conservateurs, critiques, directeurs, artistes et autres curators – un mot qui me met mal à l’aise – ne soit pas assez curieux, s’enkyste dans une forme d’entre-soi – ce clergé culturel comme raille Jean Dubuffet.
Chaque exposition est discutée avec Pierre et Colette Soulages, avec Colette maintenant. Discussion, partage, aucune injonction. On aime le genius loci. C’est à dire : « Comment cette exposition, quelle qu’elle soit, à sa place à Rodez ? »
Le musée Soulages accueille artistes et mouvements modernes contemporains, notamment la jeune création qui gagnerait à être davantage présentée. Le musée Soulages est un EPCC, un établissement culturel de coopération culturelle: à ce titre, il lui arrive de porter son budget à 55 ou 60 % d’autofinancement. Une ligne à tenir entre contraintes économiques (la fameuse pensée comptable) et réalisations culturelles, donc une mission liant le plaisir de voir et celui de comprendre.
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A venir au musée Soulages début 2025:
Geneviève Asse, Le bleu prend tout ce qui passe. (photo)
24 janvier 2025 – 18 mai 2025
Agnès Varda (photographies, cabanes, mers)
Bernard Dejonghe céramiques noires
28 juin 2025- 4 janvier 2026