A Pamiers (Ariège), Xavier Malbreil sort du confinement avec un masque
Un jour, l’exploitant de la carrière de marbre d’Aubert, en Ariège donne un morceau de marbre Grand Antique d’Aubert à Xavier Malbreil, qui a déjà à son actif de nombreuses sculptures en marbre, qui tournent souvent autour de thématiques liées au texte, à la traduction ou l’interprétation.
L’artiste décide d’en faire un masque, et, sans en être encore conscient, va clore ainsi le chapitre du confinement de manière paradoxale, se masquant pendant que les autres se démasquent.
Plus sérieusement, ce travail s’inscrit dans la lignée de son œuvre déjà existante.
Xavier Malbreil:
« Je l’appelle ‘Masque d’interprétation’. On le coiffe sur le visage, et il traduit en toute langue ce que vous dites, de même qu’il traduit ce que l’on vous dit. Alors, pourquoi Masque d’interprétation et pas Masque de traduction? On parle d’un interprète quand il s’agit de traduire en direct, oralement. Les vendeurs d’informatique parlent de traduction automatique, et voudraient faire croire qu’un algorithme pourrait traduire une langue dans une autre sans intervention humaine. Alors, oui, interprétation plutôt que traduction, parce que restituer finement dans une autre langue un contenu un tant soit peu complexe ressort de l’interprétation.
Quand je me suis mis en tête de transformer un bloc de marbre qui traînait dans mon atelier en masque, la peur m’en a pris. Le masque, un des thèmes les plus traditionnels, les plus complexes, tant il engage vers l’anthropologie, vers les arts de la scène, vers le questionnement sur la représentation… qu’allais-je faire dans cette galère? Et pourtant, ce n’est pas un masque non plus que je voulais faire, mais plutôt un sur-visage neutre qui exprimerait la complexité de la communication humaine, la presque impossibilité de la traduction d’une langue dans une autre. La langue qui lie les hommes d’une même culture, mais qui les délie aussi, la langue souvent traîtresse, qui dit le contraire de ce que l’on entendait signifier.
Peu à peu, au cours de ce projet qui s’est déroulé sur des mois, des années, c’est ce mot qui s’est imposé, LIES, et ce jeu sur l’accent présent, ou absent, LIÉS ou LIES. Liés, les lettres sont liées entre elles pour former des mots, les mots sont liés entre eux pour créer des phrases, les langues sont liées entre elles par la traduction, par les équivalences, les à peu près, les approximations. Et si l’on considère que la veine blanche sur le E ne vaut pas accent, on lie le mot « LIES », pluriel de LIE, qui s’emploie au singulier surtout, « boire le calice jusqu’à la lie, la lie de l’humanité », bien sûr, mais surtout, en anglais, mensonges, ou ci-gît, que l’on peut lire sur les pierres tombales « Here lies Mary Shelley ». Sur ces quatre lettres, donc, un concentré de contradictions, d’autant plus si l’on s’aventure dans les étymologies, pour certaines incertaines, où l’on apprend que « lies », mensonge a la même origine que « lies » être étendu. Et que peut-être même le mot « lie », celui du calice, aurait une étymologie anglaise, lees, d’origine inconnue.
Mais c’est surtout le couplé français-anglais « liés-lies » que je voulais faire entendre, que je voulais lire. Le lien, le mensonge.
Ce masque plein n’est pas percé, comme le fait remarquer Philippe Baudelot. C’est un choix que j’ai mûri longuement. Le percer, laisser passer la vue et la voix, c’était bien sûr l’amener vers le masque de théâtre, le masque, pour parler plus largement, de représentation, que l’on porte pour incarner une divinité, un animal, un concept, un personnage. Mon masque ne va pas dans cette direction-là; il exprime quelque chose par la langue écrite. Pour celui qui le voit, il pose une question d’interprétation, selon que l’on lit liés ou lies, qui passe par la lecture, par le signe écrit, en caractères latins. Il se raccroche par là à mon travail depuis plus de 20 ans, et les « 10 poèmes en 4 dimensions » notamment, qui me fait questionner le sort des langues écrites dans une civilisation numérique les mettant à mal, d’une certaine façon, en court-circuitant le carcan mis en place par l’imprimerie depuis plus de cinq siècles. L’écrit est sorti des livres, mais à vrai dire il n’avait jamais été cadenassé dans les livres, il était toujours partout, on voulait simplement l’ignorer. Cette libération, on en voit maintenant hélas les contrecoups, quand la fausse information, la rumeur, le dénigrement, circulent plus vite que les vents mauvais.
Ce masque est à lire, mais il n’est pas qu’à lire. Il est à regarder aussi, à moins que ce soit lui qui nous regarde, et c’est toute l’ambiguïté de cette œuvre. Par un travail sur la disposition des lettres, aidé en cela par une amie plasticienne, je suggère une équivalence entre les lettres et les quatre points autour desquels nous reconnaissons ce qu’est un visage, les yeux, le nez, la bouche. Mais je précise bien qu’il s’agit d’une lecture particulière, parce que l’on pourrait très bien la refuser, et ne voir qu’une forme muette, qui, c’est une expérience à faire en présence du marbre, changera grandement d’expression selon l’angle où l’on se place, selon la lumière. Le regarde-t-on de côté, ombres allongées, et il paraîtra sinistre, désespéré. De face, il sera plus neutre, voire altier, avenant. En contre-plongée, il sera en colère, etc. et parfois il donnera l’impression d’être sonore, de parler. Veut-on donner une signification aux qualités du marbre et l’on verra dans les veines blanches pour celui-ci des rides, pour celui-là des éclairs, pour un autre le contraste entre un côté plus monochrome et un autre plus zébré, hautement symbolique, quand il est question de signifier le gouffre entre le lien, l’inclusion et le mensonge.
Un masque à lire et à voir, donc, qui nous renvoie vers une question que souvent l’on se pose concernant l’universalité des formes culturelles : toute œuvre est-elle recevable par chaque représentant de l’espèce humaine, quel que soit son niveau de culture et son apprentissage des langues? Pour un locuteur n’ayant pas l’alphabet latin comme horizon, que dira ce masque? Les caractères latins, alors que l’on vante leur caractère arbitraire, libératoire de l’imitation, se prêtent au contraire très bien à ces jeux d’équivalence avec l’image. Je m’interroge en pensant à un locuteur maya, ou japonais, ou chinois, ou arabe, ou alien, ou d’une humanité lointaine ayant tout effacé et tout recommencé, regardant ce masque et y reconnaissant uniquement un visage. Que sont ces signes ronds à sa surface? Veulent-ils dire quelque chose?
En un mot, l’écriture, la lecture, et l’intention que j’y place, épuisent-ils la forme de ce masque? Si des locuteurs non latins s’interrogent sur ces signes étranges à la surface de ce marbre, après tout, ne feront-ils pas une interprétation? Aujourd’hui, comme dans des milliers d’années, c’est le privilège du marbre, ils chercheront un sens à ces signes pour un temps, ou pour toujours, impénétrables.
Voilà pour ce « Masque d’interprétation ».