Judith Rothchild, Octon (Hérault)
La manière noire dans tout son éclat
Il est difficile aujourd’hui de croire que pendant 35 ans, Judith Rothchild a mené une carrière de pastelliste, soucieuse avant tout du rendu des couleurs… Car depuis cinq ans, l’artiste s’est au contraire totalement détaché de cette problématique pour se concentrer sur une technique très classique et austère de la gravure : la manière noire, parfois appelée Mezzotinte.
Pendant une quinzaine d’années, cette artiste américaine basée aujourd’hui dans l’Hérault a mené pastel et manière noire de front avant de décider il y a cinq ans de se consacrer exclusivement à cette technique inventée vers 1640. « C’est un autre artiste de la région qui m’a appris la technique, Albert Woda* », précise Judith. L’artiste est donc passée du pastel qui demande un nombre important de nuances de couleur à une technique qui ne demande que deux outils, le brunissoir et le berceau, une plaque de cuivre et de l’encre.
« Je travaille d’abord la plaque avec le berceau pour créer sur toute la surface de petites incisions. Une fois ce travail fait, si on encre la plaque, on obtient une impression intensivement noire. Je pars donc sur une base de noir pour ensuite faire remonter les gris et les blancs avec le brunissoir : je polis, et en polissant, je gomme les incisions. D’une certaine manière, je sculpte la lumière dans la plaque ».
La première étape, celle de l’incision, pourrait être mécanique, mais Judith Rothchild ne s’y résoud pas et préfère passer quelques heures à le faire manuellement : « Quand c’est mécanique, c’est trop régulier. Quand on voit des manières noires très contrastées, cela signifie bien souvent que la première étape a été insuffisante ! ».
La technique est donc austère, et exige aussi une très grande rigueur (les repentirs étant évidemment extrêmement limités), mais le résultat, quand il est maîtrisé comme le fait Judith Rothchild, dégage une virtuosité fascinante. Le tout est évidemment de ne pas en rester à cet aspect virtuose.
Une fois le dessin réalisé sur la plaque, l’artiste encre et peut tirer vingt à vingt-cinq exemplaires, guère davantage, car l’encrage exige une grande pression qui peu à peu va travailler la plaque et altérer le motif. « Si j’en veux plus, j’envoie la plaque à Paris chez un spécialiste qui va la recouvrir d’une très fine couche (quelques microns) d’acier. Et dans ce cas, la plaque gagne une nouvelle rigidité qui autorise davantage de tirages ».
Judith Rothchild est très vite devenue l’une des références mondiales de cette technique. Elle est d’ailleurs membre à vie de la Société Française des Peintres-Graveurs, qui ne compte que 33 membres.
La technique est ancienne et les sujets sont souvent intemporels : l’inscription dans son siècle n’est pas le souci majeur de l’artiste qui souhaite avant tout doter les motifs qu’elle a choisis d’une vie sculptée par la lumière.
Parfois, elle s’amuse avec la technique qui permet quand même quelques variations. Ce fut notamment le cas pour le travail appelé Traces, qui lui a valu le Prix Jean Lurçat de l’Académie des Beaux-Arts en novembre 2016. « Pour ce travail, j’ai adapté la technique au sujet : j’ai travaillé sur des traces laissées dans le sable, et j’ai utilisé une seule et même plaque : je réalisais mon motif, on imprimait et j’effaçais la trace pour passer au motif suivant sur la même plaque ». L’ensemble a donné lieu ensuite à la réalisation d’un livre doté d’un texte de Paul Valéry, Je marchais sur le bord même de la mer, tiré à 14 exemplaires (dont un acheté par l’Institut de France suite au prix Jean Lurçat).
Depuis Octon, le Village des Arts installé sur les rives du lac de Salagou, dans l’arrière-pays héraultais, Judith Rothchild travaille depuis plusieurs années en duo avec Marc Lintott. Les deux ont développé les Editions Verdigris, qui ont aujourd’hui à leur actif une trentaine de réalisations et qui fêtent cet automne leurs vingt ans. L’une est américaine, l’autre est britannique. Leur travail est connu maintenant des amateurs de gravures et de bibliophilie aux quatre coins du monde. Ils se déplacent volontiers sur les salons en Europe ou aux Etats-Unis, et leur travail a été sélectionné par des salons de gravure aussi bien à Taïwan qu’en Russie.
Dernièrement, le défi que s’est lancée l’artiste a plutôt été sur la définition précise du thème : sollicitée pour travailler sur les fruits pour accompagner un texte de Marie Rouanet, Judith Rothchild choisit de se concentrer sur les fruits défendus, en privilégiant tout ce que la nature a pu créer de bizarre dans ce domaine : le durian asiatique, le kaki, la figue de barbarie ou la grenade. Bien souvent, ce n’est pas le fruit que l’artiste met en valeur, mais ses bizarreries : la courgette est présente, mais ce sont les pétales de la fleur qu’elle révèle, le kaki n’est pas là pour ses rondeurs généreuses mais pour ses feuilles piquantes et anguleuses. Chacune de ses gravures a demandé à l’artiste une bonne semaine de travail.
Comme souvent, cette série n’est pas spécialement datée de la période actuelle : on pourrait éventuellement prendre ce travail pour l’œuvre d’un maître du genre des siècles derniers. C’est souvent le cas, car Judith Rothchild puisse principalement son inspiration dans la nature. Même si elle met un bémol à cette analyse : « Moi, je ne vois pas que mon travail est d’un autre siècle, parce qu’il m’oblige de vivre intensivement dans le présent ».
Mais il y a de toute façon des exceptions : quand elle choisit de dessiner des œufs dans leur boîte à œufs en carton ou les pâtes dans leur emballage cellophane. Là encore, le but n’est pas de rendre ses objets contemporains, mais de valoriser ces matières qui accrochent la lumière de manière intéressante. Judith Rothchild cherche avant tout à valoriser son motif : elle grave les clams (les grosses palourdes américaines) comme s’il s’agissait d’une planche naturaliste d’une encyclopédie du XVIIIè, mais elle représente les nouilles dans leur sac plastique.
Parfois, l’artiste peut doter son travail d’une approche plus engagée : l’an dernier, très affectée par l’élection de Donald Trump à la tête de son pays, elle trouve trois poèmes de Walt Whitman, Poems for democracy. Dans l’urgence, Marc Lintott et elle décident d’en faire un ouvrage : les poèmes seront accompagnés de gravures réalisées spécifiquement par Judith pour l’occasion. L’artiste choisit de représenter des maisons américaines, dans leur quiétude rassurante … et en même temps légèrement inquiétante. Le livre séduit évidemment des Américains qui partagent les préoccupations de l’artiste. Mieux encore : la Library of Congress de Washington fait l’acquisition d’un exemplaire…
La manière noire peut rendre compte de l’inquiétant aspect d’un kaki. Elle peut aussi rendre compte de l’inquiétant parcours d’un Donald Trump.
A.D.
Rencontre publiée en juillet 2017
* Art dans l’Air a consacré une «rencontre» à Albert Woda dans son n°25, mars-avril 2017, article centré sur son travail de peintre.
BIO
1950, naissance à Boston, Etats-Unis.
Etudes artistiques aux Etats-Unis, et en Autriche.
1974 : s’établit dans le sud de la France.
Nombreuses expositions personnelles et collectives, en France et au plan international.
Les ouvrages de Judith Rothchild sont présents dans de très nombreuses collections. Petite sélection :
Museum of Fine Arts, Boston ; Ashmolean Museum, Oxford ; Musée Fabre, Montpellier; Musée de Bédarieux ; universités de Harvard, Yale, Columbia, Stanford, Princeton, Berkeley ; The New York Public Library ; Koninklijke Bibkliotheek, La Haye ; Institut de France ; The Victoria and Albert Museum, Londres ; The British Library ; The British Museum ; Musée de Sète ; Gulbenkian Fondation, Lisbonne ; Bibliothèque Nationale de France ; Bibliothèque Nationale de Luxembourg ; Bibliothèque de Monaco ; Library of Congress, Washington, etc.
Editions Verdigris, 3 rue du réservoir – 34800 Octon