A Bagnères-de-Bigorre (65), Victoria Klotz interpelle les candidats aux municipales
L’artiste Victoria Klotz, résidente de la vallée de Haute-Bigorre et dont l’œuvre résonne au niveau national, a publié sur sa page une lettre ouverte aux candidats aux municipales de Bagnères.
(Nous la publions en intégralité en surlignant les passages qui nous paraissent les plus importants, pour les enjeux locaux ou nationaux).
Mesdames, Messieurs, élu.e.s de la ville, candidat.e.s aux élections municipales de Bagnères-de-Bigorre,
Par cette lettre je voudrais attirer votre attention sur les conditions de travail des artistes-auteurs sur le territoire de Haute-Bigorre et vous questionner sur votre programme de politique culturelle.
Le 26 octobre 2019, j’ai reçu une demande de la part du Muséum pour participer à une exposition collective en hommage à la sculpture. Il m’a été demandé de déposer deux ou trois œuvres, de fournir les socles et d’intervenir en public pour parler de mon travail. Le tout, sans aucune rémunération et sans contrat.
En tant qu’artiste professionnelle j’ai réagi : j’ai informé le Muséum que j’allais entreprendre une démarche de lettre ouverte aux élus, aux candidats, avec diffusion à la presse. Quelques heures plus tard, la ville de Bagnères-de-Bigorre proposait une rémunération de 150 € par artiste, soit un budget de 4200 € pour 28 artistes.
On peut saluer cette réaction comme une preuve d’écoute et d’attitude démocratique. Ceci étant dit, comme nous sommes en période de campagne électorale, il serait bien naïf de croire que cela n’a pas d’incidence sur les gestes et paroles prononcées ici et là à l’endroit de la culture…
Passons et penchons-nous sur les réalités. Voici quelques éléments de compréhension de la profession : un artiste-auteur exerce à titre indépendant une activité de création. Il déclare fiscalement ses revenus en Bénéfices Non Commerciaux. Ses revenus se répartissent entre le produit de ses ventes, la perception de droits d’auteurs, des rémunérations de conception, location d’oeuvres et certaines activités accessoires comme des conférences ou ateliers. L’artiste paye évidemment des cotisations sociales : sécurité sociale (vieillesse déplafonnée), assurance vieillesse plafonnée, CSG, CRDS, CFP (pour un total de 17,35%). Ne cotisant pas pour le chômage il ne perçoit pas d’indemnités chômage comme les artistes du spectacle en perçoivent. Sous ce statut, exercent les professions des arts graphiques, des arts plastiques, les photographes, les écrivains. Les artistes-auteurs étaient au nombre de 264 000 en 2018. Seul 18 % d’entre eux atteignent le seuil de 8892 €/an pour avoir une couverture sociale. Chez les sculpteurs et les plasticiens, le revenu médian est de 10 247 €/an. Le revenu maximum est de 1 million €. Dans les pays de l’hémisphère Nord les études montrent invariablement que, bien qu’ils possèdent habituellement un niveau élevé d’études, les artistes gagnent entre 20 et 30% de moins que les autres travailleurs.(1)
En France, les artistes relèvent très majoritairement, pour leur rémunération, de diffuseurs (musées, centre d’art, collectivités, organismes publics : 16683 diffuseurs en 2018) qui ne sont pas des commerces d’art (1999 entreprises en 2018). Contrairement à une idée reçue, les ventes des artistes ‘vivants’ sont minoritaires : l’art contemporain ne représente que 9% du chiffre d’affaire du marché de l’art dans son ensemble. L’exception culturelle française permet à certains artistes français de continuer à produire en n’étant pas intégralement soumis aux logiques de l’économie de marché. Ce qui est mon cas. Je sais aussi que beaucoup n’en bénéficient pas. Malgré cet imparfait soutien aux artistes, si on prend du recul sur la réalité du secteur culturel, la principale source de subventions du secteur ne provient pas des États, des mécènes ou du secteur privé, mais des artistes eux-mêmes qui travaillent de façon non payée ou sous-payée. Dans le même temps, les arts visuels n’ont jamais été autant diffusés, valorisés, médiatisés ! Les politiques culturelles territoriales regorgent d’initiatives : résidences d’artistes, commandes publiques, appels à projet pour exposition, parcours d’art éphémère, festivals… L’attractivité d’une ville ou d’un territoire repose en bonne partie sur son rayonnement culturel. (2) L’économie créative génèrent dans le monde 2 250 milliards $ par an de revenus et représentent souvent jusqu’à 10 % du PIB national.
Au coeur de cette économie il y a le créateur : le code de la propriété intellectuelle prévoit dans son article 122-2 que les artistes doivent être payés lorsque leurs œuvres sont exposées, mais cela est peu appliqué. Dans le secteur des arts visuels il n’existe pas de cadres conventionnels contraignants (conventions collectives, réglementation de la profession). Pourtant, je peux en témoigner, nombre d’institutions culturelles payent les artistes : cela fait 21 ans que je travaille sur le territoire national et jamais gratuitement. Je vis de la location de mes œuvres, de droits de représentation, d’indemnités pour écriture de projets, de droits d’auteur pour la mise en espace de mes expositions, d’honoraires pour l’organisation d’évènements ou de conférences données. Face au vide juridique, beaucoup de lieux ont adopté des chartes de bonnes pratiques ou des codes de déontologie afin de valoriser le travail des artistes.(3) Le ministre Franck Riester, dans son discours du 18 juin 2019 enjoint, enfin, les structures culturelles à payer les artistes.(4) Un groupe de travail a planché sur la question et livré un texte de recommandations qui n’oblige à rien mais fixe un objectif « souhaitable ».(5) Etant donné les sommes proposées, nous en sommes aux balbutiements de la reconnaissance du travail des artistes-auteurs en France !
Ces faibles rémunérations sont épinglées par le rapport de l’Unesco sur la culture et les conditions de travail des artistes dans le monde : « Il en résulte que les artistes cotisent moins et ont par conséquent moins accès à la protection sociale, aux retraites et autres prestations sociales. Cette situation exige de repenser les cadres de protection professionnelle et sociale, afin qu’ils prennent en compte la façon unique et atypique dont travaillent les artistes, en particulier les femmes artistes. » « Cet écart de rémunération expose les femmes artistes indépendantes à un plus grand risque de précarité que leurs homologues masculins à l’âge de la retraite ».
Parlons retraites : depuis 1975, les artistes-auteurs sont rattachés au régime général de la Sécurité sociale, comme n’importe quel salarié, et ont les mêmes droits aux assurances sociales et aux prestations familiales. Dès le départ, vu que les artistes-auteurs n’ont pas d’employeur, le législateur a remplacé la part patronale sur les cotisations par une contribution diffuseur qui est de 1,1 %(6). Cela ouvre aux artistes-auteurs les mêmes droits qu’un salarié : pour un revenu équivalent, les semestres sont validés de la même manière. Le rapport Delevoye préconisait pour certaines catégories, le ‘maintien d’avantages spécifiques’ via ‘une prise en charge par le budget de l’État’. A priori cet avantage est maintenu dans le projet de réforme. Vue la situation globale de précarité des artistes, il ne pouvait en être autrement, sous peine de tuer toute l’économie culturelle ! Ce qu’il faudrait plutôt c’est mettre fin à cette précarité : opérer un changement culturel pour qu’enfin on trouve normal de payer les artistes… Et ceci ne pourra advenir qu’avec des lois et non pas de timides recommandations. Au sein de la contestation contre la réforme des retraites, les artistes, sous la bannière ‘Art en grève’ (7) revendiquent, entre autres, ‘un statut adapté’.
Après cet état des lieux de la profession d’artiste-auteur, regardons notre territoire du Haut-Adour : Bagnères-de-Bigorre, que je découvre depuis quelques années, est un foyer d’expression artistique, depuis le baroque pyrénéen jusqu’à l’âge d’or du pyrénéisme. Nombre d’artistes vivent en Bigorre, c’est un fait marquant. La ville dispose de trois musées mais aucun n’a pour mission de diffuser la création contemporaine.
Pour l’essentiel la dynamique culturelle repose sur des initiatives privées ou associatives : une galerie d’art, une résidence photographique menée professionnellement par l’association Traverses, un salon du livre pyrénéen, une médiathèque, un parcours d’art mené par un collectif d’artistes qui malheureusement n’a plus lieu.
Le raisonnement n’est pas de dire qu’il doit y avoir corrélation entre les artistes habitants et les lieux de diffusion d’un territoire : depuis toujours les artistes vivent quelque part mais travaillent dans le monde. Les territoires n’ont pas vocation à fournir du travail à leurs artistes, mais à répondre aux droits culturels de leurs habitants en diffusant les différentes formes de création. Ainsi chaque citoyen, sans distinction, doit pouvoir enrichir son imaginaire, développer sa créativité, élargir son savoir, s’ouvrir à la diversité. N’est-ce pas ce qu’il nous faut absolument afin d’assumer les défis générés par la crise climatique et écologique ? Et ne pas céder à la tentation du repli sur soi qu’on observe déjà dans certaines nations du monde ?
Mesdames, Messieurs les candidat.e.s, sachant que la culture fabrique les individus et leur permet d’agir collectivement, je vous demande quelle politique culturelle démocratique avez-vous l’intention de mener ? Quels sont les domaines culturels qui vous intéresse de développer localement ? Sous-tendus par quels objectifs ? Concernant la question des arts, quel est selon vous la place de l’artiste dans la cité ? Du patrimoine à la création contemporaine, quels enjeux prioritaires ? Et enfin, quelle relation doit avoir la culture avec l’économie de marché ?
J’espère que mes questions vous intéresseront et qu’elles contribueront à nourrir le débat de cette campagne.
Je vous remercie pour votre attention et j’attends avec impatience votre réponse.
Victoria Klotz, artiste plasticienne (et gilet jaune).
(1) Rapport UNESCO : « la culture et les conditions de travail des artistes » https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000371790_fre
Cette étude, consolidée par le Secrétariat de la Convention de 2005, se fonde sur une analyse des réponses à l’enquête mondiale de 2018 concernant la mise en œuvre de la Recommandation de 1980 relative à la condition de l’artiste, par les États membres, les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations internationales non gouvernementales (OING).
(2)Observatoire des politiques culturelles : http://www.observatoire-culture.net/#home
(3) Charte Économie Solidaire de l’Art http://www.economiesolidairedelart.net/
(4) Discours de Franck Riester, ministre de la Culture, prononcé à l’occasion de l’installation du Conseil national des professions des arts visuels, mardi 18 juin 2019. https://www.culture.gouv.fr/Presse/Discours/Discours-de-Franck-Riester-ministre-de-la-Culture-prononce-a-l-occasion-de-l-installation-du-Conseil-national-des-professions-des-arts-visuels-m
(5) La rémunération du droit de présentation publique
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Arts-plastiques/Actualites-du-reseau/La-remuneration-du-droit-de-presentation-publique
(6) http://www.secu-artistes-auteurs.fr/mda/dif/contributions
(7) http://artengreveoccitanie.art/