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Pierre Marquès, Béziers, Barcelone

La peinture face aux tragédies contemporaines

 

Sarajevo, les Balkans, mais également les camps de concentration de la seconde guerre mondiale : Pierre Marquès est marqué par cette histoire européenne et ses multiples tragédies. En tant que peintre, il cherche à voir comment rendre compte de ces événements : leurs causes, leurs conséquences et les traces qu’ils laissent.

La plupart des Européens qui ont l’âge de Pierre Marquès (né en 1970) ont vécu les conflits les plus récents qui ont bouleversé l’Europe, confortablement devant la télévision. Des images fortes, qui ont certainement marqué les esprits, mais qui étaient néanmoins coincées entre une publicité et un bon film de divertissement.

Pas assez pour Pierre Marquès qui décide de vivre ces tragédies sans ce filtre anesthésiant. Dans les années 2000, il part à Sarajevo avec l’écrivain Mathias Enard, qui vit comme lui à Barcelone. Il s’agit de voir comment un tel conflit est possible à une heure d’avion de Paris. « Arrivé à Sarajevo, je suis tombé sur un jeune garçon qui m’a proposé d’acheter des armes. Pas pour combattre, tout simplement parce qu’il avait besoin d’argent pour nourrir sa famille ».

L’arme en question ? Une kalachnikov, l’arme la plus répandue au monde, l’arme du pauvre, qui s’échange pour quelques billets aux quatre coins de la planète.

Marquès décide d’en faire le symbole de ces tragédies à répétition : « Mon propos n’a pas été de peindre cette arme, mais davantage le vide qu’elle laisse, et pour cela, le pochoir était le meilleur outil ». Il utilise le pochoir, mais dans son atelier, en utilisant des supports dotés de textes, des journaux, des revues porno, des flyers, tout pourvu qu’un texte d’origine puisse donner un rapport et un relief particulier à cette forme de kalachnikov omniprésente.

Pierre Marquès estime à la louche avoir fait plus de 300 œuvres dans cette série intitulée « Mon manège à moi »  qu’il continue encore aujourd’hui : « J’aimerai en faire autant que d’armes en circulation, mais c’est tout simplement impossible : on connaît le nombre de licences vendues, mais personne ne sait le nombre de kalachnikov qui existe réellement sur la planète ».

Les deux artistes, l’un peintre, l’autre écrivain, ne sortent pas indemnes d’un tel voyage. L’un est en train d’écrire Zone, pendant que le deuxième, le peintre, affine sa réflexion sur son travail autour des conflits et des traces qu’ils génèrent. Il en naîtra un livre illustré, une oeuvre à quatre mains, Tout sera oublié (éd. Actes Sud).

Après la Bosnie, les deux hommes mettent le cap sur la Pologne : dix jours pour essayer de comprendre ce que furent les camps d’extermination nazis, Sobibor, Treblinka, Auschwitz. « Je suis revenu avec beaucoup de choses, mais aussi, tout simplement, un traumatisme tellement fort que cela m’a bloqué pendant quatre ans. Le ressenti a été terrible, surtout à Treblinka ou Sobibor, où nous étions quasiment seuls, en hiver, avec un mètre de neige et dans un froid glacial. Dans ces conditions, tout devient pesant, d’une manière réellement indicible ».

Que peut la peinture devant de telles réalités ? Bien d’autres artistes, peintres ou écrivains, se sont posés la question pour aboutir à différents types de réponses dont l’une est évidemment l’impossibilité de toute création après un événement aussi irrévocable que la Shoah.
Marquès, lui, poursuit un travail sur les traces de l’histoire plus que sur l’histoire elle-même. Il ne cherche pas à rendre compte de manière frontale d’un événement comme celui-ci, mais essaie de voir quelle trace il en reste aujourd’hui. « Et finalement, je me suis dit que ce qui était le plus saisissant, c’était encore ce paysage, ces forêts de hêtres et de bouleaux. Les bois sont les seuls témoins vivants de la barbarie ». En 2013, l’artiste se lance dans une série d’arbres, de troncs, aux formes qui évoquent des fragments de corps, des ventres, des membres, des formes osseuses, le tout dans des couleurs évoquant autant l’arbre vivant que la chair déjà morte. Sur certains, il rajoute au pochoir des oies, des troupeaux d’oies : « Les nazis élevaient dans ces camps des troupeaux d’oies pour les faire crier quand arrivaient de nouveaux convois, afin que les oies couvrent les cris de ceux qui allaient mourir ».

Dans les rues de Béziers

Jusque-là, l’œuvre est donc sombre, directement inspirée des tragédies et des traumatismes ressentis dans ces lieux de conflit, de siège et d’extermination. Et voilà qu’arrive un événement qui va donner un nouveau tournant à son œuvre. Jusqu’ici, Pierre Marquès, résidant à Barcelone, réalisait une œuvre hors frontière, clairement centrée sur des problématiques non nationales. Mais voilà que dans sa ville d’origine, Béziers, arrive à la mairie un homme soutenu par l’extrême-droite. Pierre Marquès décide alors de poursuivre son travail sur l’histoire, mais par un autre biais : un troisième volet qui pourrait être plus positif en se concentrant cette fois sur ceux qui ont lutté contre toute cette barbarie. Jusqu’ici, sa peinture témoignait. Avec ce troisième volet, il entre en résistance : « La seule solution, c’est clairement le devoir de mémoire, la seule façon d’éviter de recréer ce qui s’est déjà passé ».

Là encore, l’artiste recourt à l’outil le plus adapté pour laisser une trace : le pochoir. Et voilà comment Jean Moulin, Pierre-Brossolette, Jean Jaurès et d’autres figures viennent compléter ce travail autour des conflits et de la mémoire. « Je voulais un moyen facile, visible, simple ». Un pochoir, une silhouette, une couleur (le noir). Et… l’artiste, qui ne vient pas du monde du street-art, descend dans la rue, à Béziers, rappeler aux Biterrois que la ville est aussi celle de Jean Moulin. Il tague, entraînant immédiatement un coup de karcher des services municipaux, il recommence au même endroit, re-coup de karcher : les portraits de Jean Moulin sont dès lors gravés dans la pierre de Béziers. Ce printemps, il a présenté ses pochoirs dans les rues de sa ville natale, Nissan, une commune du Biterrois clairement opposée à la politique biterroise. L’exposition s’est faite sur des supports hautement symboliques : les panneaux d’affichage électoraux prêtés par la mairie.
En parallèle, Pierre Marquès veut également montrer que cet esprit de résistance ne s’incarne pas seulement dans les grandes figures connues : en superposant les pochoirs de ces figures tutélaires, il parvient à créer de nouvelles silhouettes, cette fois-ci de personnages non identifiables : de parfaits inconnus, dotés des traits des plus grands résistants. Les anonymes élevés au même rang que les héros. Face à la barbarie qui a trop montré qu’elle pouvait se propager, Pierre Marquès montre, avec ses moyens de peintre, que l’esprit de résistance lui aussi peut se démultiplier.

A.D.

Rencontre publiée en septembre 2016

Site web de l’artiste

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