
Article publié dans le livre Artistes Occitanie, les 30 artistes 203, publié en novembre 2022.
Quatrième volume de notre collection Artistes Occitanie, les 30 Artistes de l’année
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Cuq-les-Vielmur (TARN)
L’homme, englué dans des tragédies immuables
Les sculptures sont blanches, figuratives, réalistes. Souvent, elles reprennent des thèmes déjà présents dans l’histoire de l’art : un gisant, un drapé, un guerrier.
Des thèmes relativement graves, en lien avec la guerre, la mort, le silence.
L’oeuvre de Tarik Essalhi est d’une certaine manière simple et inscrite dans l’histoire de l’art : une oeuvre qui ne renie ni les techniques de ses prédécesseurs, ni leur travail, ni les thèmes qu’ils ont traités.
Mais en utilisant tous ces outils déjà à sa portée, c’est avant tout au présent qu’il donne une épaisseur nouvelle : les guerres, les conflits, les problématiques actuelles dont il parle s’inscrivent ainsi dans un temps long, un temps qui montre que l’homme n’en a jamais fini avec les tragédies. Notre époque ne diffère pas des précédentes et finalement le plus simple pour rendre contemporains et les figures bibliques, mythologiques, voire historiques.
Le gisant version contemporaine est incarné par cet homme, les mains attachées dans le dos, au sol : il évoque avant tout le prisonnier irakien torturé dans la prison d’Abou Ghraïb ; le drapé, qui recouvre complètement la personne peut incarner les femmes obligées de se voiler complètement en Afghanistan aujourd’hui, davantage que les sculptures de Grèce antique, où le drapé était parfois un exercice de style ; l’homme doté d’un casque et d’un bouclier est un CRS, guerrier moderne. Il réapparaît dans une autre oeuvre, cette fois-ci imposant, sur un cheval, tel le Condottiere de Simone Martini qu’on peut voir sur les murs du palais public à Sienne. Quant à la Piéta, elle reprend le thème du corps mort pleuré par un vivant, mais ici pas de Christ ni de Vierge, juste un homme qui essaie de soutenir un camarade.
Tous de loin pourraient se fondre dans un musée antique ou médiéval. Mais tous, de près, sont résolument contemporains et d’une grande sobriété :
“Je traite de thèmes souvent très lourds, explique l’artiste. Je compense donc par une approche assez sobre”.
Une sobriété qui tend à faire penser que l’artiste reste à distance de son sujet :
“J’essaie de rester neutre, c’est une façon de questionner, de faire apparaître ces acteurs politiques. Finalement je propose des ré-interprétations contemporaines de thèmes millénaires”.
En 2022, il a pu exposer une dizaine d’oeuvres à Aussillon dans le Tarn, dans une exposition qu’il a intitulé “ Le Christ, Trotsky, ma mère et moi ”, un titre qui résume parfaitement l’entremêlement des thèmes, des époques, des inspirations, à la fois livresques, politiques et familiales. Ce travail où les prisonniers abondent autant que les images religieuses est à la fois “un hommage aux maîtres du passé et une source de réflexion sur notre société, qui porte en elle les valeurs judéo- chrétiennes et mythologies d’extrême-gauche qui compte de ce constat d’échec est encore de mettre ses pas dans ceux des prédécesseurs pour insister sur cette continuité. Les martyres d’aujourd’hui sont les enfants de ceux d’hier.
“Mon travail est nourri de luttes politiques et sociales”, précise l’artiste, qui a grandi avec une mère athée, trotskyste et syndicaliste. Lui-même nourri d’histoire de l’art par ses études, il aime à mélanger les martyres contemporains et les figures bibliques, mythologiques, voire historiques.
Petit détail qui montre jusqu’où l’artiste pousse la confusion des représentations. Bien souvent, derrière ses oeuvres, c’est l’artiste lui-même qui sert de modèle. C’est donc lui-même qui s’attache les cordes pour figurer Saint-Sébastien, prenant ainsi à la fois la place du bourreau et du martyre.
Aujourd’hui, Tarik Essalhi aime alterner les techniques, passant du modelage au bas relief, au dessin, à la gravure, tout en gardant toujours deux éléments: les mêmes thématiques, centrées autour de la figure humaine et des tragédies qu’elle peut subir, et une même facture néo-classique qui peut tromper le regard au premier abord.
C’est vrai de ses sculptures comme de ses dessins à la plume et encre de Chine. D’une facture très Renaissance, elles montrent un SDF en train de mendier, des prisonniers, etc.
Depuis deux ans, il a ajouté à cette palette déjà bien remplie la gravure sur bois, qui a pris de plus en plus d’importance ces derniers mois, “Cela me permet de représenter des lieux clos, sans personnage alors que de- puis que j’ai 15 ans, c’est-à-dire depuis plus de vingt-cinq ans, c’était le corps qui était au centre de mon travail. Maintenant, apparaissent dans mes gravures les espaces carcéraux. Une autre façon de traiter les corps violentés”.
Là encore, les thèmes bibliques se mêlent aux thèmes contemporains, avec une technique toujours volontairement très sobre : dans Le Jardin des Oliviers. dans la “dark gate of the third desert”, le motif émerge d’un noir profond grâce à quelques coups de gouge, réduits à leur strict minimum.
A chaque fois, la facture néo-classique, la sobriété des traits pour le dessin ou des pauses pour les sculptures, le blanc des sculptures comme le noir des gravures, tout relie au passé et met à distance du présent. Ce qui permet donc de montrer que les martyres actuels sont à considérer avec le même respect que les martyres du passé, que les discours qui cherchent à analyser le contexte pour le comprendre, et par ce biais le rendre plus supportable, ne tient pas. Au bout du bout, il reste un être humain victime de barbarie.
Anne Devailly
BIO
Tarik Essalhi est né en 1981 à Saint-Denis (La Réunion), avant de rejoindre à l’âge de dix ans la région parisienne. Il étudie aux Beaux-Arts de Paris (2001-2007), où il cherche avant tout à intégrer les techniques lui permettant de représenter la figure humaine en s’inscrivant dans la grande lignée des maîtres anciens : il enchaîne pour se faire les cours d’anatomie, de modelage, de morphologie.
En 2007, il obtient son DNSP en représentant des gisants prisonniers, de grands corps musclés à l’instar des Esclaves de Michel-Ange.
Depuis, il poursuit un travail centré autour de la figure humaine et des tragédies qui se succèdent de siècle en siècle.