
Séduire pour attirer, attirer pour transmettre
Le peintre Philippe Pujo souhaite que ses peintures soient source d’interrogation pour celui qui la regarde. Et pour cela, il met sa virtuosité technique au service d’une déformation des corps. Ou veut-il donc bien en venir….
A la fête foraine, les enfants vont se confronter entre amis aux miroirs déformants pour un bon moment de rires et de fous-rire. A quelques centimètres près, ils deviennent méconnaissables, se transforment en pantins désarticulés et leur expression faciale ne veut plus dire ce qu’ils imaginaient. Sans l’avoir prévu, ils peuvent aussi parfois en ressortir légèrement angoissés….
Philippe Pujo prolonge cette expérience, mais il remplace le miroir déformant par la toile et les reflets par le bâton de pastel, donnant ainsi un côté intemporel, permanent à ses personnages. “Ils sont tourmentés, ils sont inquiétants, mais ils sont également tragi-comiques” précise l’artiste qui a multiplié ces derniers temps les toiles sur ce thème, dans une série appelée Les homéostases: “Ce mot désigne en médecine l’état du patient quand tout va bien, ou en économie, l’état d’une entreprise quand tous les signaux sont au vert. Je me suis demandé comment on pouvait montrer sur une personne le phénomène inverse: quand tout ne va pas bien. Un portrait réaliste peut parfois en rendre compte, mais parfois seulement. Il fallait trouver autre chose pour plonger plus profondément dans la complexité d’un être »”.
“J’ai trouvé que cet artifice de la déformation du physique était quelque chose de percutant dans le monde actuel où nous sommes assaillis d’images au point qu’on ne les regarde plus. J’ai donc conçu ce travail pour qu’il frappe avant tout par son étrangeté et c’est cette étrangeté qui va permettre un arrêt sur image, du moins j’espère. Mais pour que cela fonctionne, il faut aussi que les gens s’approprient l’image, et cela passe par une technique maîtrisée: le regard s’attarde sur l’étrangeté, voit bien qu’elle est maîtrisée et voulue, et peut ensuite aller plus loin”.
Qu’est-ce qui est normal? Qu’est-ce qui est étrange?A partir de quand je suis assuré d’avoir sous les yeux une image déformée?
Autant d’interrogations qui enchantent l’artiste, toujours à la recherche d’un travail qui bat en brèche les évidences.
Il y a quelques années, il avait réalisé une série de toiles qui remettait en cause le regard qu’on pouvait avoir sur certains bâtiments: on avait pêle-mêle des ingénieurs qui étudiaient un plan pour finir la tour de Babel ; là, un autre qui semble se demander pourquoi la Tour de Pise penche autant; dans d’autres, le Panthéon et Sainte-Sophie transformés en phares qui attirant les foules de manière irrésistible…
Aujourd’hui, l’artiste garde cette volonté de bousculer un peu le regard mais donne à son travail une dimension plus philosophique.
C’est notamment le cas d’une toile ambitieuse, qui l’a accaparée pendant une année complète, la mort de Socrate:
“J’ai voulu illustrer la grandeur et le paradoxe de la philosophie platonicienne. A la fois c’est l’une des plus grandes tentatives de rationaliser l’existence, et en même temps, une philosophie qui imagine que l’âme a une chance après la mort de regagner un ‘lieu intelligible’. Toute la condition humaine me semble dans cette contradiction: pousser le rationnel le plus loin possible, pour conclure sur des éléments spirituels comme si rationnel et sacré étaient finalement inextricables”, poursuit Philippe Pujo.
Dans ce tableau aux dimensions impressionnantes, Socrate et ses amis sont bien vivants, au point qu’ils sont quasiment tous des amis proches de l’artiste qui ont accepté de poser pour l’occasion. On est dans le concret, dans le quotidien. Mais certains éléments font déraper le quotidien et Socrate lui-même, du moins sa tête, est en passe de rejoindre un “lieu intelligible”.
“Je pense que dans une époque comme aujourd’hui, marquée par l’obscurantisme, c’est important de montrer que raisonner et avoir un certain sens du sacré ne sont pas nécessairement en opposition l’un et l’autre”.
L’artiste a prévu de creuser encore davantage ce travail, et s’est lancé dans une grande série, l’Hadès de Socrate, basée sur le récit du Phédon où Platon essaie de revenir sur la façon dont Socrate appréhende la mort. Toutes les homéostases de l’artiste risquent bien de réapparaître, d’une manière ou d’une autre dans ce monde basé sur la plus exigeante des philosophies tout en s’achevant sur la certitude que l’âme s’en va rejoindre “un lieu intelligible”.
Plus de 2500 ans après, toutes ces interrogations gardent plus que jamais leur actualité.
ENCADRE
La peinture, en toute liberté
Philippe Pujo: “Marcel Duchamp a dit il y a 105 ans, ‘la peinture est morte pour une centaine d’années’. C’est donc derrière nous ! Quand j’ai commencé à peindre et pendant très longtemps, on m’expliquait ce qu’il fallait faire sans me parler de peinture ou me montrer comment on pouvait peindre.
Or, c’était cela et rien d’autres qui m’intéressait. Résultat, je peignais tout en culpabilisant de ne pas être un artiste contemporain, Je me sentais inhibé par un contexte qui avait ringardisé la peinture.
Aujourd’hui, je pense que Duchamp a gagné (mis à part quelques singularités fortes comme Basquiat, Bacon, Freud ou Twombly): la peinture a été étouffée pendant quasiment un siècle, mais elle revient en force, et, grâce à lui, émancipée de toutes contraintes et de toute définition trop normative. Les peintres ont dès lors un espace de liberté comme ils n’en ont jamais eu! Depuis que je ne suis qu’à la recherche de ma propre singularité, cela se fait tout seul!”.
BIO
Philippe Pujo a passé son enfance dans les Pyrénées et continue d’y vivre. Il quitte l’école à 16 ans, pour renouer avec les études grâce à un groupe d’amis. Il se passionne alors pour l’histoire de l’art et la philosophie, au point de passer un Master qui porte sur la théorie de la connaissance.
Aujourd’hui, il se consacre entièrement à sa peinture.
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