
Article publié dans le livre annuel, Artistes Occitanie, 5è volume, les 30 artistes 2024
Le Vignon-En-Quercy
Ariane Crozet
Laisser voir ou faire disparaître
Le trait d’Ariane Crozet est d’une précision quasi-chirurgicale, qui contraste d’autant plus avec l’ambiguïté de toutes les scènes représentées: dans chaque scène, un ou plusieurs personnages s’activent, mais dans quel but? Sans donner de réponse précise, l’artiste met avant tout en avant la fragilité humaine, dans un monde absurde qui ne le ménage pas.
Le travail d’Ariane Crozet n’est pas toujours facile à saisir, même si on a affaire à un travail figuratif tournant autour de l’être humain. Dans quasiment toutes les scènes, un ou des personnages vivent quelque chose. Mais si les traits des mains, des bras, voire des vêtements sont d’une grande précision, pas d’élément pour apporter un minium de contexte; Et surtout, la plupart du temps, ces personnages n’ont pas de visage. …
Et quand ils en ont, c’est bien souvent des amas de chair au bord de la putréfaction.
L’artiste assume parfaitement ce choix. “Je m’intéresse à la présence humaine dans ce qu’elle peut avoir de fragile, les rides, les affaissements des corps, les cicatrices, tout ce qui est vecteur de fragilité. Et pour voir cette fragilité, pour la rendre visible, pour se confronter à ce corps si souvent masqué, caché, il faut enlever les éléments qui attirent le regard au dépens du reste: les visages, et plus encore, les regards”.
Ariane Crozet propose donc de voir l’être humain dans sa fragilité, celle qui vient de la déchéance physique, mais encore plus la fragilité psychologique de l’homme face à la violence, réelle ou imaginaire, qui l’entoure.
“Souvent, les gens trouvent mon travail trop violent. Ils pensent que je décapite les corps, mais ce n’est vraiment pas l’idée: je cherche à enlever tout ce qui fait trop rapidement une identité. Quand il y a un regard, on s’y réfugie. Si on l’enlève, on est obligé de se confronter à ce qui reste”.
Malgré tout, toutes les oeuvres sont titrés et ces titres, eux, sont constituent d’utiles béquilles pour rentrer dans cet univers. Pris pêle-même parmi ses dessin ou gravures, voilà donc de quoi est composé l’univers d’Ariane Crozet: Je suis venu ici pour disparaître /Savoir à quel endroit a eu lieu la chute /Les demeures cannibales /Pour y planter mes dents /Les Evaporés /Je cherche le cœur de mon amant I /Après réveil je ne parlerai plus /Les fantômes /Des prédateurs se cherchent et s’évitent dans la profondeur des bois, etc etc.
Un univers se dessine donc, où il est question à la fois de violence, de mythologie et de conte, si possible cruel. En tout cas, d’histoire, de scènes qu’on a envie de prolonger.
Et de fait, avec les éléments qu’il à sa disposition, (le dessin, les titres), celui qui regarde peut compléter la proposition de l’artiste, comme si le travail d’Ariane Crozet, extrêmement précis dans le traits, proposait un dialogue entre des formes très travaillées et une invitation à remplir les blancs. Un début d’histoire que chacun peut tirer vers un univers très noir ou pas.
Exemple: Dans Ces histoires ne sont rien comparées à ce que nous voyons chaque nuit, une personne qui saute au cou d’un autre. Retrouvailles chaleureuses ou agression? Celui qui reçoit lève les bras au ciel: pour exprimer sa joie ou pour appeler au secours?
Rien n’est jamais sûr, toute interprétation trop nette est hasardeuse.
L’interprétation reste également ouverte avec Après réveil je ne parlerai plus qui montre une petite fille avec un steak à la place de la tête. “Et en même temps, cette petite fille a un geste très doux en serrant son ours dans ses bras. Il me semble que le contraste des deux permet de se raconter des choses”, estime l’artiste, qui joue peut-être un peu l’ingénue devant les monstres qu’elle engendre…
Un dernier, pour que cela soit bien clair: avec Vantardises et babillages, un individu dont la tête vient d’être arrachée (le sang s’échappe encore violemment du cou) est toujours menacé par des mains qui se tendent vers lui.
L’artiste a beau dire, les gens ont donc parfois raison: Ariane Crozet enlève volontairement les visages, certes, mais cela passe parfois par une décapitation qui vient d’avoir lieu avec des gerbes de sang qui s’échappent du cou tranché.
Mais l’artiste voit les choses autrement: “Dans ce dessin, c’est un peu la même chose que dans le dessin précédent. Ce sont des enfants avec des gestes d’enfant, théâtraux, agressifs, à la manière d’enfants qui joueraient à des fantômes avec ces mains qui s’accrochent dans le vide. Mais ces gestes deviennent des gestes de violence sans les visages, sans les expressions faciales”.
Pour faire ce travail narratif, l’artiste utilise ses deux médiums préférés, le dessin et la gravure, mais dans les deux cas, c’est avec une pointe de bic à la main, “un outil qui fait le lien entre le dessin et l’écriture”, précise l’artiste. Les dessins sont donc faits au bic mais les gravures aussi, puisqu’il s’agit la plupart du temps de vernis mou, appliqué sur une plaque et qu’elle grave ensuite avec la pointe de son stylo préféré.
Et quand elle utilise d’autres techniques de gravure comme l’eau-forte, le lien reste fort entre le sujet de son travail et le médium choisi: “La gravure me convient bien: le travail de l’eau forte a quelque chose qui s’apparente à l’archéologie: on répète toujours les mêmes étapes,: trois ou quatre couches de gravure sur du vernis qu’on retrempe à chaque étape dans l’acide”. Un travail qui vise à mettre la plaque métallique à nue, comme elle le fait avec les corps de ses personnages.
Car Ariane Crozet creuse encore et toujours un même sujet, la fragilité humaine, voire sa cruauté, ou sa déchéance. Et même si elle y met de l’humour, le fond reste. On pense à certains pastels d’Odilon Redon, mais aussi à Géricault avec sa fascination pour les cadavres et les chairs en décomposition.
A son tour, Ariane Crozet préfère donner sa vision du vivant dans sa fragilité, qui nous parle et qui est immuable, plutôt que de magnifier les beautés du moment qui finalement, elles, ne parleront sans doute plus guère aux générations futures.
Anne Devailly
ENCADRE
Le vernis mou
Ariane Crozet réalise la plupart de ses gravures à la technique du vernis mou, extrêmement délicate: “on passe un vernis qui reste mou en une couche très fine sur le cuivre et après on peut dessiner sur un papier très fin avec une pointe, une pointe de bic par exemple. Le dessin va se reporter sur le vernis. La plaque est ensuite mordue. C’est une technique délicate car la pose du vernis mou à elle seule est compliquée. La technique a un peu disparu avec l’émergence de la lithographie”.
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BIO
Ariane Crozet est diplômée des Beaux-arts de Nantes et s’est ensuite formée à la gravure en taille douce avec Kristin Meller à l’Atelier des Cascades (Paris).
Depuis 2021, elle est membre de l’association et atelier Litho-Lissac (Mas Lafont, Le Vignon-en-Quercy).
Dessin, galerie La Ralentie, Paris -- 2023
Beau trio / Dessins - galerie La Ralentie, Paris - 2023